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Ils avaient à nouveau garé leur camionnette-satellite près de sa voiture, et l’engin semblait l’occulter de toute sa masse.
Teresa s’arrêta devant la porte de l’hôtel pour voir s’il y avait quelqu’un dans l’énorme véhicule. Ken Mitchell et ses collègues l’éloignaient parfois du parking, mais en général, comme ils s’en servaient de bureau mobile, ils ne prenaient pas cette peine. Aujourd’hui, remarqua Teresa, l’antenne-satellite était positionnée dans l’axe d’un point quelconque au beau milieu du ciel. Aussitôt, elle alla se cacher derrière la porte. Si elle tentait de sortir sa voiture de là, quelqu’un finirait par la remarquer, et il fallait qu’elle passe inaperçue.
Elle préféra se rendre au bâtiment ExEx à pied, ce qui lui donnerait une bonne excuse pour faire un peu d’exercice. Lorsqu’elle aurait fini, elle pourrait toujours se promener en ville pour profiter du beau temps. Et puis une idée lui trottait dans la tête depuis quelques jours, et c’était l’occasion rêvée de la mettre en pratique.
Elle remonta Eastbourne Road vers l’église St. Stephen. Dans le froid vif et revigorant de cette matinée, alors que le trafic habituel défilait bruyamment, que les magasins ouvraient leurs portes et que quelques piétons arpentaient les trottoirs, elle pouvait facilement s’imaginer le chaos qui avait suivi l’odyssée de Grove. Cet après-midi-là, le trafic avait dû s’interrompre, bloqué par les véhicules arrêtés à proximité de l’hôtel. À ce stade, personne ne savait ce qui se passait réellement, et Teresa visualisait très bien les conducteurs assis derrière le volant, au point mort, attendant que se termine ce qui, pour eux, n’était qu’un banal embouteillage. Pour Grove, c’était des cibles faciles. En fait, sur cette brève portion d’Eastbourne Road, six personnes étaient mortes dans leurs véhicules, et il y avait eu un grand nombre de blessés. Les autres avaient réussi à descendre de voiture ou s’étaient cachés sur le passage de Grove.
Teresa atteignit l’église St. Stephen, au coin d’une artère du nom de Hyde Avenue. C’était l’une des voies de dégagement pour monter sur le Ridge, évitant l’entrelacs de rues de la Vieille Ville, et Teresa l’avait elle-même empruntée plusieurs fois lors de ses allées et venues vers le bâtiment de GunHo ExEx. Hyde Avenue était plutôt belle, avec de grandes maisons et des rangées d’arbres, mais un peu plus loin celles-ci se transformaient en HLM additionnées de quelques sites industriels. Non loin de sa jonction avec le Ridge, l’élévation du terrain permettait d’entrevoir la cité en contrebas et des pans de mer, mais il y avait d’autres panoramas plus attirants disséminés dans la ville.
En regardant la carte, Teresa avait remarqué une série de sentiers et d’allées qui passaient entre les maisons de ce quartier de Bulverton ; les habitants leur donnaient le nom de twittens. Ceux-ci formaient tout un réseau entrecoupé de quelques rues. Teresa avait calculé qu’en les empruntant elle pourrait probablement se rendre à pied au bâtiment ExEx en passant par Welton Road.
Elle traversa Hyde Avenue. De l’autre côté, il y avait un snack tandoori et, entre celui-ci et l’immeuble adjacent, une étroite ruelle menant vers l’un des twittens. La ruelle était encaissée entre les murs des deux immeubles ; le premier étage de l’un d’entre eux, qui saillait au-dessus du rez-de-chaussée, semblait dominer l’étroit passage. Ses talons métalliques cliquetèrent sur les dalles de pierre, éveillant mille échos le long des briques. Dans cet espace réduit, le bruit de la circulation était comme étouffé.
À peine plongée dans la pénombre de la ruelle, elle se sentit tout étourdie. Une série de flashes aussi brillants qu’invisibles, désormais bien trop familiers, explosèrent à la limite de son champ de vision, et elle s’arrêta, envahie par un sentiment de désespoir qu’elle ne connaissait que trop. Elle aurait dû s’en douter ; par un jour comme celui-ci, alors qu’elle avait à peine fermé l’œil de la nuit, il fallait s’attendre que ses migraines se réveillent.
Elle posa une main contre le mur et regarda le sol dallé et inégal en tentant de maîtriser sa nausée. Elle se demanda si elle ne ferait pas mieux d’abandonner ses projets et de retourner à l’hôtel pour prendre un somnifère et essayer de dormir un peu.
Alors qu’elle restait là, indécise, une série de coups de feu retentit derrière elle, dans la rue.
Les détonations étaient si proches qu’elle eut le réflexe de s’accroupir. Entre les coups de feu, elle entendit très distinctement le déclic sec, efficace d’un fusil semi-automatique que l’on recharge, un bruit qui, malgré tout, n’avait rien perdu de son pouvoir de fascination.
Teresa regarda en arrière et distingua une voiture qui s’encadrait dans le rectangle de lumière. Elle eut un éclair d’inspiration : les conducteurs tentaient déjà d’échapper à Eastbourne Road alors qu’un maniaque émule de Gerry Grove tirait dans le tas.
Elle courut vers la route en rasant les murs pour mieux se protéger, quitte à se râper le dos. Après la pénombre de la ruelle, la lumière du jour éblouit Teresa, qui mit sa main en visière au-dessus de ses yeux et tenta de voir ce qui se passait. Elle se tint à l’orée de la ruelle en prenant bien garde de ne pas s’aventurer à découvert. Les véhicules qui descendaient du Ridge pour aborder Hyde Avenue passaient par un feu vert à la jonction d’Eastbourne Road, où ils devaient tourner à droite ou à gauche. Les voitures émirent un grondement habituel en accélérant le long de cette voie étroite bordée d’immeubles. Pas le moindre signe de panique ; pas le moindre individu armé d’un fusil.
Sous ses yeux, les feux du croisement changèrent de couleur et la circulation s’égailla dans plusieurs directions. La voiture que Teresa avait vue s’encadrer dans l’entrée de la ruelle s’éloigna au milieu des autres. Le conducteur lui jeta un regard effaré ; sans doute se demandait-il pourquoi elle le fixait avec une telle intensité.
Toujours sur ses gardes au cas où un meurtrier surgirait de nulle part ou, pis, un tireur embusqué serait tapi dans le secteur, Teresa resta à l’orée de la ruelle, à regarder passer les voitures et les camions. Cet incident l’avait profondément troublée : de toute évidence, elle s’était trompée, dans le sens que personne n’avait ouvert le feu en pleine rue, mais les sons qu’elle avait entendus étaient si familiers, si distincts, qu’elle savait qu’ils n’étaient pas le simple fruit de son imagination.
Elle laissa passer encore quelques minutes, puis décida de reprendre sa promenade, mais cet incident l’avait mise sur les nerfs. Alors qu’elle continuait son chemin entre les deux immeubles – la ruelle se prolongeait dans un espace découvert bordé de grillages –, elle ne cessa de regarder à droite et à gauche au cas où son tireur imaginaire aurait fait le tour de ces maisons pour se cacher dans un coin et l’attendre. Là où le twitten croisait une intersection entre plusieurs jardins, Teresa jeta un coup d’œil en arrière. Le chemin était dégagé, et la circulation, ou ce qu’elle pouvait en apercevoir entre les bâtiments, semblait tout à fait normale.
Puis elle leva les yeux.
Il y avait un homme sur le toit du bâtiment adjacent au restaurant.
Teresa s’accroupit immédiatement pour se dissimuler tant bien que mal ; au même moment, elle comprit que l’inconnu ne la menaçait aucunement. Elle le regarda de nouveau. Il gisait la tête en bas le long des tuiles. Son pied s’était coincé entre deux tubes de l’échafaudage qui l’avaient empêché de tomber. Il avait été atteint de plusieurs balles. Une tache de sang noir maculait sa poitrine et dégoulinait le long de sa tête pour poisser les tuiles et les planches.
Teresa sentit son pouls s’accélérer ; ses mains tremblaient, sa tête pulsait douloureusement. Son instinct lui criait divers ordres contradictoires : interpeller cet homme, hurler, s’enfuir, appeler à l’aide, courir vers l’échafaudage pour l’escalader d’une façon ou d’une autre et lui porter assistance.
Elle ne fit rien de tout cela. Elle resta là, à la croisée des chemins, tremblante de peur, à regarder l’homme mort sur le toit.
Les sirènes des véhicules de secours se rapprochaient, et Teresa put entendre une voix amplifiée et déformée par le haut-parleur. Un hélicoptère planait au-dessus d’elle, à moins d’un kilomètre de là, vers la Vieille Ville. Il y eut une nouvelle éruption de coups de feu, plus étouffés cette fois.
Teresa tourna les talons et refit le chemin en sens inverse, au pas de course cette fois-ci. Tout là-bas, la circulation s’écoulait à nouveau, baignée par les rayons du soleil. Lorsqu’elle jaillit sur Eastbourne Road, elle vit une femme qui marchait dans sa direction, traînant une poussette contenant deux petits enfants.
« Un homme ! » s’écria Teresa, mais de façon incohérente, car elle était hors d’haleine et avait du mal à former des mots, « Sur le toit ! Là ! Il y a un homme sur le toit ! »
Sa voix était rauque, et elle dut s’interrompre pour tousser.
La femme la regarda avec l’air de la considérer comme une folle et continua son chemin. Teresa se retourna et chercha désespérément quelqu’un qui soit susceptible de l’aider.
La circulation s’écoulait normalement. Pas de sirènes, pas d’hélicoptère. Elle regarda à droite et à gauche : d’un côté, la route s’incurvait vers le pont dominant les voies ferrées, et de l’autre elle se perdait au milieu des vieilles terrasses de brique rouge et des immeubles commerciaux de béton.
Elle se tourna de nouveau vers le toit où elle avait vu l’inconnu.
De ce nouvel angle de vision, elle ne put distinguer la moindre trace du cadavre et pas d’échafaudage. Encore un mystère : lorsqu’elle l’avait aperçu pour la première fois, l’échafaudage en question s’étendait sur toute la façade, jusqu’à hauteur de la cheminée. De là où elle se trouvait, elle devait forcément le voir. Elle refit le chemin en sens inverse, jusqu’au croisement, et leva les yeux.
L’homme était là, tordu selon un angle étrange, emprisonné dans l’échafaudage.
Et tout près, s’enflant autour d’elle : des coups de feu, des sirènes, des voix amplifiées. Dans le rectangle de lumière, à l’autre bout de la ruelle, rien ne bougeait.